Les mots en « re – » chez Rabelais

Mots et usages d'une catégorie historiographique

Les mots en « re – » chez Rabelais

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Dans la geste de Pantagruel, le mot « Renaissance » n’apparaît pas et le concept n’est pas théorisé non plus. Cependant, par les biais de la fiction, qui autorise toutes les créations et recréations, l’auteur se plaît à refaire, refaçonner, refondre. Quoi ? Des hommes et des femmes. Et plus précisément ? Leur savoir, leur corps, leur esprit, voire leur âme, et leur époque.

C’est à travers les mots du retour[1], qui sont marqués d’un préfixe en « re », que la pensée du nouveau a été ici abordée. Du nouveau ou plutôt du renouveau. Les termes analysés revêtent un caractère quasi systématiquement positif. Deux axes se dégagent : Rabelais, tout au long des romans met en scène les différentes façons de construire un homme neuf, à partir de l’ancien. Il s’agit bien en un sens d’une renaissance et cette dernière advient au sein d’un âge « renouvelé ».

Physiologiquement, l’homme se reconstruit tous les jours, se refait par l’alimentation et la boisson, dont on sait la place qu’elles tiennent chez Rabelais. On « remet en nature » – dans le sens de restituer dans son intégrité – par le vin (Gargantua, chap. VI) et on se restaure. Cette restauration acquiert rapidement un sens si ce n’est toujours « plus haut », au moins double, sylleptique, par la faveur de la fiction. Ainsi le « restaurant d’Andouilles » qu’est la moutarde, baume céleste versé par Niphleset dans le Quart Livre permet de les faire revivre, et c’est bien un Galien ressuscité qui est « restauré » aux enfers dans Pantagruel. Le mythe et la magie se mêlent dans cette nouvelle fontaine de jouvence du Cinquième Livre, présentant la façon dont les vieilles sont « refabriquées ». « Rajeunies » par « l’art » de la Quinte-Essence, elles sont « restaurées » et « remises entièrement dans la même beauté, forme, élégance, grandeur et composition des membres quelles étaient à l’âge de quinze et seize ans ». On ne peut s’empêcher de voir dans cette opération magique une résurrection des « quasi-mortes » qui les rétabliraient dans des corps glorieux, quinze-seize ans devant être l’équivalent féminin du trente-trois ans christique. Mais si l’on rajeunit ou ressuscite les corps chez Rabelais, les reconstruisant pièce par pièce avec des onguents « ressuscitatifs », comme Epistemon en bénéficia, on les « remet aussi en meilleure voye » dans le but de former un homme meilleur et plus heureux, pour soigner Gargantua d’une éducation vicieuse dans Gargantua, et préparer le jeune géant à recevoir le savoir proprement dispensé. Il s’agit réellement de purger alors, de faire table rase. La réfection à l’œuvre vise à rendre l’homme plus heureux et plus libre par la maîtrise de ce qu’il est et de ce qu’il sait. Les Thélémites « soient refaictz en bonheur » et les prisonniers vaincus par Pantagruel « reformés en liberté totalle ».

Cette pensée d’un homme nouveau, refait dans un état non corrompu, va de pair avec le désir de « restaure[r] » un bien commun, la sagesse présente dans le prologue de Gargantua mais également celle que les « Saxons » du Quart livre demande à voir restituée. Cette récupération d’un bon sens perdu ne peut sans doute s’imaginer avec Gargantua (lettre à Pantagruel, Pantagruel) que dans le cadre d’une « restitu[tion] » des « disciplines. Un homme nouveau, refait en liberté, ne serait pas un homme complet sans une sagesse intacte et lorsqu’elle a été altérée, c’est par le savoir qu’on la refaçonne. L’idée de retour vers un âge perdu apparaît, rappelant l’âge d’or comme ces vieilles refaites en jeunes du Cinquième livre, à travers le « renouvellement » du temps de Saturne, qui dans le chapitre XXI de Pantagruel correspond à un temps de joie et de festin, donc de restauration physique. Le renouvellement n’est pas seulement compris comme « la nouvelle apparition de », mais également comme la transmission, souci de ne pas laisser tarir une source. C’est ainsi qu’on « renouvelle » le signe antique de noblesse à travers les bagues passées aux doigts de Gargantua, au sens où on le transmet de génération en génération. Ce qui apparaît dans les deux cas est le souci de tisser un lien entre le présent et le passé, oublié, ou non. C’est ainsi que l’on retrouve ses facultés, et sa force, comme le pantagruélion « renouvelé » au chapitre XLVI du Tiers Livre.

Ainsi, si Rabelais, dans ses cinq romans, ne dresse pas de théorie de la Renaissance, ne donne pas de définition de cette dernière et n’exprime pas la conscience d’être entré dans une nouvelle ère, il appelle à une transformation de l’homme qui passe par le lien avec les générations depuis longtemps disparues, d’une part, et d’autre part par une réfection complète, physique, intellectuelle et politique. Cet homme nouveau qu’il allégorise est un homme avant tout restitué à lui-même, tel qu’il fut, ou sans doute davantage tel qu’il sera dans un âge idéal. Le mélange des connotations liées à l’âge d’or et des résurrections idéales et rajeunissements glorieux nous conduit à imaginer une perfection qui se fonderait tout à la fois dans un retour aux sources et dans la pensée d’une pérennisation de cette reconstruction, dans un hors-temps. Que ce dernier soit thélémite, quintessencié ou infernal, il est avant tout fictif et stimulateur de réflexion.


[1] Les termes dont nous avons fait une recherche systématique à travers les Cinq Livres sont les suivants : « refaire », « reformer », « remettre », « renaître », « renouveler », « restaurer », « restituer », « ressusciter », « rajeunir », « refondre », et leurs dérivés.

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