Le champ sémantique de la nouveauté dans la correspondance officielle de Machiavel

Mots et usages d'une catégorie historiographique

Le champ sémantique de la nouveauté dans la correspondance officielle de Machiavel

Au sein des Legazioni, commissarie, scritti di governo (LCSG), l’analyse lexicologique permet de rendre compte de ce que nous pourrions appeler la réactivité de la langue, à savoir la capacité de Machiavel à s’adapter au réel et à en rendre compte dans les lettres qu’il rédige lorsqu’il est secrétaire de la seconde chancellerie florentine (1498-1512). Dans ces missives, on ne trouve aucune occurrence de termes tels que « siècle » ou « renaissance » qui permettraient d’identifier aisément la conscience d’évoluer à un moment de bouleversement. De fait, les LCSG sont un bon exemple de texte qui n’as en apparence et par nature pas vocation à proposer de généralisation ou de réflexion théorique sur les événements en cours ou sur la langue employée : il s’agit d’une correspondance (pas d’un traité), dans laquelle chaque lettre est écrite à chaud, au jour le jour, voire d’heure en heure (excluant ainsi toute tentative de réorganisation des événements) dans une perspective fonctionnelle et pratique (transmettre des ordres ou des décisions, rendre compte de ce qui a été vu ou entendu).

Mais on peut aller chercher comment la nouveauté est exprimée et effectuer ensuite une analyse lexicologique en comparant les usages de chaque occurrence et en analysant précisément dans quel(s) contexte(s) elles sont mobilisées. Le champ sémantique de la nouveauté émerge ainsi progressivement et ce déploie à partir de deux matrices :

  • l’identification de certaines expressions consacrées dans la pensée machiavélienne telles que la variazione et la mutazione qui, puisqu’elles signifient variation et mutation, rendent déjà compte a minima d’un changement (à nous de voir ensuite s’il s’agit, ou non, de « nouveauté ») ;
  • la hiérarchisation numérique « à l’aveugle » des occurrences, la nature même du corpus, épistolaire, mettant facilement en lumière les récurrences quantitatives du langage (qu’il s’agisse de mots, de thèmes ou d’organisation du discours, du fait des répétitions fréquemment associées à de légères variations).

Ensuite, et dans le but de traiter la question de la nouveauté ou du renouveau, on peut alors penser le travail en deux temps : 1/ identifier le champ sémantique de la nouveauté et voir à quoi, à qui et à quels moments il se rapporte puis 2/ comprendre quel est le sens et le statut cette nouveauté dans les stratégies discursives.

Un premier état des lieux des occurrences de nuovo et de ses déclinaisons, en prenant en compte leur environnement immédiat, permet de lister les substantifs auxquels l’adjectif se rapporte :

Nuovo
780 oc.

Nuovi
95 occ.

Nuova[1]*
70

Nuove*
20

accidente

accidenti

fanti

partiti

autorità

domanda

pratica

condotte

accordo

aiuti

fuoriusciti

provvedimenti

commissione

elezione

prioria

esperienze

castellano

avvisi

governatori

rettori

condotta

gabella

provisione

fanterie

commissario

capituli

grani

rimedi

coniuzione

gente

regina

farine

connestabole

cavalli

guadagni

riscontri

convenzione

guerra

reputazione

forze

insulto

cittadini

imbasciadori

scambi

cosa

imposizione

signoria

gente

mandato

comestabili

insulti

sdegni

creazione

impresa

speranza

imbascerie

ordine

commissarii

maestri

signori

declarazione

instruzione

spesa

imprese

pontefice

danari

marraioli

sindachi

deliberazione

offerta

sposa

lettere

provvedimento

disordini

oltramontani

stati

dieta

paga

tregua

occasioni

 

disubbidienti

oratori

uomini

 

 

 

 

Les substantifs en question appartiennent à trois macro-catégories :

  • en vert : l’organisation et le roulement des charges politiques et militaires (soldats et logistique militaire)
  • en jaune : les effets de la guerre (insultes, désordre, etc.), catégories qui permet de constater que l’expression fare novità est systématiquement employée de façon négative (avec le sens de faire obstacle) et associée au danno (préjudice). On constate également comment s’opère un glissement dans l’usage dans la mesure où si l’expression déjà fréquemment employée pour indiquer un changement de gouvernement ou de régime, elle est ici presque exclusivement utilisée avec la préposition contre (fare novità contro), qui signifie œuvrer au détriment de quelqu’un, et ce, dans un contexte quasi systématiquement militaire.
  • En orange : la correspondance (avis, lettres)

En marge (en bleu), on constate que certains termes semblent fonctionner comme des électrons libres, à l’instar de « réputation », « expérience », « remède » et « occasion », qu’il nous faudra ensuite analyser. Le relevé systématique permet donc à la fois d’ordonner les usages, mais également de faire émerger des termes inattendus ou dont l’épaisseur sémantique pousse à une investigation ultérieure (afin d’infirmer ou de corroborer leur statut particulier au niveau discursif). Ce premier état des lieux des occurrences permet également d’identifier une occurrence intéressante du binôme “vecchi e nuovi[2] qui se rapporte aux désordres.

Ce premier binôme nous amène à en rechercher un autre, celui des anciens et des modernes, notamment en vertu de la célèbre dédicace du Prince, dans laquelle le Secrétaire revendique son estime pour « la connaissance des actions des hommes grands, apprise par moi avec une longue expérience des choses modernes et une continuelle lecture des antiques »[3]. Les 24 occurrences de antico renvoient surtout à l’antico costume revendiquée par la cité florentine de récompenser ceux qui œuvrent dans son intérêt. Un usage qui pourrait sembler rhétorique s’il ne mettait pas déjà au jour une dimension au contraire très concrète de cet usage : Florence ne récompense pas les bonnes paroles mais les actes (I 33 imprese, I 38 cenno di benivolenza, III 383 opere, et el frutto che se ne è tratto), en d’autres termes, « qualunche effettualemente fa cosa ». Second élément non dénué d’intérêt, les références à l’antico sont presque toujours imbriquées dans la temporalité présente ou dans un rapport de tension avec l’avenir : on compare alors l’antica opinione et le crédit futur d’un collaborateur ou d’un allié (I 124), l’amicizia antica et la nuova coniunzione (II 62). Ces comparaisons semblent être plus que des leviers dans la mesure où elles indiquent que l’actualité et l’avenir pèsent déjà sur les pratiques anciennes ; et les usages qui contredisent franchement les habitudes anciennes vont dans ce sens : « l’ombra di antica benevolenzia » (II 135) et le risque récurrent de « alterare uno ordine vecchio e anticamente osservato » (IV 290). La seule et unique occurrence de « moderne » (que l’on retrouve comme la quasi-totalité des occurrences de antico dans des écrits de gouvernement), mérite que l’on s’y arrête : il est question des capitaines excellents, anciens comme modernes dont on loue la réactivité[4]. Les uns et les autres sont sur un plan d’égalité et fonctionnent, dans l’économie de la missive, comme des références positives et nécessaires pour l’action présente.

À partir de ces usages, nous pouvons déployer notre analyse de la nouveauté sur des terrains périphériques à l’instar de la question plus large des usages de modèles anciens et modernes. De là, la question peut être prolongée par l’analyse systématique des exemples que Machiavel choisit de mobiliser dans ses missives, sans jamais oublier que le fait même d’utiliser des exemples qui excèdent la dimension descriptive d’une correspondance officielle n’est déjà pas trivial, puisqu’on sait, notamment par le biais de la comparaison avec les lettres de ses collègues de chancellerie, que ce n’était pas monnaie courante. On peut alors aller chercher dans le détail à quel moment précis Machiavel choisit d’utiliser un exemple « ancien » et quand au contraire il applique un exemple « moderne ». Peut-on y voir, déjà dans ces lettres, un changement de paradigme ? Les exemples sont-ils mobilisés dans leur usage traditionnel ou pour en faire l’exemple d’autre chose, et peut-être d’une nouvelle conception de la pratique politique ?

En parallèle, il est possible d’élargir encore notre enquête sur le champ sémantique de la nouveauté, notamment en interrogeant les mots ayant une étymologie commune, à l’instar d’innovare (61 occurrences) et innovazione (2 occurrences). Après un premier relevé, il apparaît que les usages sont étroitement liés à la question de l’action et du temps puisqu’ils renvoient au fait de modifier une situation en agissant, ce qui n’est pas sans rappeler les usages dans Le Prince[5]. Ce terme est également relié à d’autres expressions telles que mutazione[6] (terme déjà présent dans la langue politique de l’époque, notamment chez Savonarole « mutationi e diversità de’ tempi »). Ces mots renvoient soit au changement d’état d’esprit d’un individu ou à une altération, soit au refus d’un changement de stratégie ou au fait de le subir (et dans ce cas l’association entre « rébellion » et « mutation » est récurrente). Cette proximité langagière dévoile l’usage d’une troisième expression, la variation « des choses », pour indiquer un changement politique majeur (tel que la fin du gouvernement médicéen en 1494), ou tout évènement inattendu, souvent justifié par les caprices de la fortune. Dans l’usage de ces termes, se niche un élément central, celui du temps, ou mieux, celui des temps et de la nécessité d’adapter l’action à ses variations[7].

Les affinités qui émergent ainsi dans la langue semblent mettre au jour une conscience profonde des changements qui sont en train de se produire, tant dans les façons de faire, que dans le rapport même à la langue et à son but. Se déploie un monde animé par deux rythmes contraires : le mouvement incessant et incontrôlable des événements d’une part et d’autre part, la suspension du jugement induite par l’impossibilité de formuler et de s’appuyer sur des certitudes. À partir de ce constat, on peut alors approfondir la tentative de reconstruire le champ sémantique de la nouveauté avec d’autres termes moins évidents tels que la maraviglia (110 occ.) qui renvoie à la fois l’idée d’inattendu et de déplaisir. Dans les LCSG, il n’est pas anodin de noter qu’il s’agit sans conteste du sentiment le plus exprimé par les autorités florentines dont les réactions sont très souvent marquées par l’irritation, teintée de surprise vis-à-vis des événements. Les effets de la nouveauté se font ainsi sentir en premier lieu par l’incapacité à comprendre les événements[8]. Les choix grammaticaux et syntaxiques vont dans le même sens : la forme hypothétique est reine et le conditionnel est le mode préféré par Machiavel qui cherche encore une fois à dépasser la dimension simplement factuelle attendue dans ses missives.

Et c’est peut-être là l’un des effets les plus marquants de la nouveauté : c’est parce que les façons de faire ont changé que le mode d’investigation machiavélien devient plus précis, plus concret, plus ancré dans l’expérience singulière de chaque conflit ; et c’est parce que le monde politique qui lui fait face est brouillé que les grandes règles et les auctoritates sont mises de côté, au profit de descriptions précises et complexes, permettant de poser un cadre pour ses opérations de déduction successives.

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  1. Nuova : ont été ôtés les synonymes de notizia et les noms toponymiques (Torre Nuova, Santa Maria Nuova).

  2. I 166: “Officiali di Monte, nuovi e vecchi”

    I 153 : “Alla seconda parte, di nuovo provediamo per ovviare a’ nuovi e vecchi disordini, e ultimare la impresa secondo el comune desiderio; non ti si può dire altro che per più nostre ti si sia fatto intendere, cioè come ogni provvedimento fia difficile e duro per le cagione altre volte assegnate, e come per noi non si pretermette alcuna cosa necessaria a tale esecuzione: il che, come prima arà effetto, sarai avvisato e provvisto subito”.

  3. Machiavel, Le Prince, introduction, traduction française, commentaire, notes et postface de Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, texte italien établi par Giorgio Inglese, Paris, PUF, 2000, p. 75.

  4. I 125 “E nessuna cosa ha fatto e gli antichi e e’ moderni capitani eccellenti se non la celerità, perché l’importa assai, anzi importa el tutto el non lasciare assicurare el nimico ; e però è necessario, innanzi che la prima paura sia fuggita, opprimerlo con la seconda”.

  5. Cf Prince, chap 2 : « Et dans l’antiquité et la continuité de sa seigneurie, s’éteignent la mémoire et les raisons des innovations : toujours, en effet, une mutation laisse une pierre d’attente pour l’édification de la suivante ».

  6. Voir notamment la lettre rédigé le 30 novembre 1503 (III 275), alors que Machiavel se trouve en légation à Rome auprès de César Borgia : “[…] quello che seguirà io non lo so, né anche si può bene giudicare, perché queste cose del Duca, poi che io fui qui, hanno fatto mille mutazioni; vero è che le sono sempre ite alla ingiù.

  7. Cf Prince, chap XXV : « Je crois aussi qu’est heureux celui dont la façon de procéder rencontre la qualité des temps et que, semblablement, est malheureux celui dont les procédés ne s’accordent pas avec les temps ».

  8. I 109 : “noi restiamo quasi maravigliati della varietà delle vostre lettere: promettendone ora indubitata vittoria, e ora dubitando di manifesta ruina” et V 464 : “né si maraviglino delle variazioni perché in questi maneggi se ne è fatte e farassene assai”.

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